ASCHER, FRANÇOIS.

Métapolis. Ou l´avenir des villes. Capítulo 7. Ed. Odiloe Jacob, París, 1995.

Conceptions métapolitaines

Sur quelles références, quelles images et quels projets les urbanistes peuvent-ils prendre appui, alors que les grands récits fondateurs sont en crise, que l'urbanisme semble avoir perdu ses utopies, que la reconnaissance de la complexité et le règne de l'incertitude réduisent les prétentions à la maîtrise de l'urbain ? Mais peut-être est-ce un nouvel âge de la ville qui s´annonce, celui d'une métapole définitivement hétérogène et diverse, et d´un urbanisme moins dogmatique et plus pragmatique, aussi conciliant avec le passé qu'avec le futur, prêt, par «amour de la ville », à jouer de tous les registres, à mobiliser tous les instruments, pour tenter de fabriquer l´urbs et la civitas de tous les citadins, de tous les sens et de tous les instants?

Les prospectivistes affirment souvent qu'en France et dans bon nombre de pays européens, les villes des années 2020 sont déjà construites à plus de quatre-vingts pour cent. Ils ont probab1ement raison, tout au moins du strict point de vue des volumes bâtis et des surfaces asphaltées. Mais les villes se transforment aussi à l'intérieur de leur cadre matériel, à la fois par des renouvellements, des transformations, des réaffectations, et par la modification des pratiques urbaines elles-mêmes. De fait, il sera probablement demandé de plus en plus aux urbanistes de gérer des mutations urbaines, et peut-être moins souvent d'imaginer des urbanisations nouvelles. Or concevoir des villes et des quartiers complètement nouveaux et transformer progessivement une ville présentent des difficultés différentes.

QUELLE VILLE CONCEVOIR ?

S'agissant d'urbanisation nouvelle, il y a toujours une grande complication à imaginer des espaces pour des activités et des habitants encore absents, et à créer «artificiellement» dans toute leur complexité des lieux urbains. Pour transformer la ville, les difficultés sont autres, mais elles ne sont pas moins grandes, d'autant que des solutions radicales façon Haussmann ou plan Voisin de Le Corbusier sont en principe de nos jours peu plausibles: comment en effet concevoir des transformations urbaines importantes lorsqu'un quartier est déjà occupé par des activités et des habitants, et comment anticiper sur la ville à venir?

Il n'est pas impossible, dans ce contexte où le présent domine et où un management stratégique urbain est encore difficile à mettre en oeuvre, que l'urbanisme n'évolue vers un plus grand empirisme, se contentant de concevoir des opérations ponctuelles, et de ne réaliser les grandes infrastructures qu'après que le développement urbain a rendu leur nécessité évidente. C'est ce que l'on pourrait qualifier de modèle de développement urbain américain.

Jusqu'à présent, les pratiques européennes ont été sensible ment différentes. Les raisons en sont multiples: le cadre urbain est ancien; il se transforme moins vite ; il est support d'accu mulations de toutes sortes, économiques et symboliques; une tradition de forte intervention des pouvoirs publics reste dominante. Le relatif échec de bon nombre de villes et quartiers nouveaux en Europe tient d'ailleurs à l'ambition des urbanistes de réaliser d'un seul coup et tout de suite des villes finies, ce qui est une chimère car l'histoire des villes européennes témoigne du temps très long qu'il faut pour les fabriquer.

Ces deux modèles d'urbanisme, l'un ouvert, d'encadrement voire seulement d'accompagnement, gérant et reproduisant une ville par fragments, par discontinuités ; l'autre anticipateur et plus planificateur, concevant et reproduisant une ville par des morceaux homogènes, par des continuités, représentent les deux pôles extrêmes d'attraction de l'urbanisme contemporain. Ils constituent en quelque sorte un second axe, qui croise celui qu'a défini Françoise Choay et qui va des projets « progressistes » privilégiant les valeurs de progrès, d'hygiène ou d'environnement, d'efficacité et de techniques - aux projets « culturalistes » -privilégiant les valeurs culturelles traditionnelles.

On obtient ainsi quatre références limites, en quelque sorte archétypiques de conceptions urbaines : le modèle volontaristeprogressiste, symbolisé par les thèses de l'urbanisme fonctionnaliste moderne ; le modèle volontariste-culturaliste, qui par la composition urbaine tente de faire rentrer la ville contemporaine dans le cadre de la ville classique, modèle illustré en particulier par les frères Krier ou R. Boffil; le modèle encadreur-culturaliste, représenté notamment par «l'architecture urbaine» et le courant typo-morphologique initiés en Italie dans les années soixante par S. Muratori, C. Aymonino, A. Rossi, G. Grassi, qui proposent d'inscrire les interventions urbaines dans les types préexistants pour assurer des continuités et des homogénéités; le modèle encadreur-progressistes enfin, qui peut être seulement accompagnateur dans les périphéries, mais plus « encadreur » dans les parties centrales, et qu'illustre le plan en grille célébré notamment par Rem Koolhaas.

Il s'agit là en quelque sorte « d'idéaux types » qui n'existent bien sûr concrètement jamais sous une forme pure, d'autant que les discours qui les accompagnent, pratiquent souvent toutes sortes de dénégation voire reprennent à leur compte les argumentations qui leur sont opposées. Les modèles concrets tendent plutôt à se situer plus près du milieu de ces axes, car évidemment aucun urbanisme contemporain n'osera prétendre s'opposer radicalement ni au progrès ni à la défense de valeurs patrimoniales ; il ne pourra d'ailleurs pas plus prétendre à une totale maîtrise urbaine ou à l'inverse à un opportunisme total.

Toutefois, les urbanistes, comme les architectes, sont souvent personnellement attachés à un idéal type. Cela tient probablement en partie à la dimension « créatrice » de leur activité, au travail du projet qui les implique différemment d'autres professions où les logiques techniques et déductives sont plus dominantes. Dans l'«art» de la conception des villes, les représentations de l'urbanité tiennent ainsi lieu de style. Traditionnellement les urbanistes se rangent donc, ou on les range, dans des courants et des « écoles », ce qui ne manque pas d'accentuer les clivages et de favoriser les dogmatismes. Cela complique également la tâche des décideurs locaux qui ont parfois du mal a faire des choix stratégiques urbains à partir d'options «stylistiques». Car les managers publics ne sont pas dans le même champ théorique, idéologique ou esthétique que les urbanistes et les architectes. De fait, l'hétérogénéité des métapoles, la variété des espaces a concevoir et des problèmes à résoudre nécessitent le recours à des conceptions urbaines variées et à une large ouverture des registres, des partis et des méthodes de l'urbanisme et de « l'art urbain ». Il ne peut y avoir ni une manière de faire ou de modifier une grande ville ni un seul principe formel pour l'organiser. La métapole, qui résulte déjà de logiques variées, anciennes ou contemporaines, ne peut évoluer de façon unitaire. On ne peut utiliser partout les mêmes instruments pour en gérer les transformations.

Une ville, des plans et des méthodes composites

Au-delà des choix de ville et de société, la métapole « surmoderne », telle que nous l'avons analysée tout au long des chapitres précédents, doit répondre à un certain nombre d'exigences majeures.

Des exigences de mobilité et de mise en contact tout d'abord, et ce quelles que soient les solutions éventuellement choisies pour diminuer les distances ou les durées des déplacements. Ces mouvements nécessitent, dans tous les cas de figure urbanistiques, la réalisation d'infrastructures de transports collectifs et individuels considérables, et le développement de centres autour des noeuds d'interconnexion. Or, qui dit centre dit aussi espace sé1ectif et dense.

L'urbanisme métapolitain doit aussi répondre aux exigences de « qualité de vie » des couches sociales stratégiques, c'est-àdire des couches qualifiées et non précaires. Cela suppose une offre résidentielle abondante et diversifiée, des équipements éducatifs, culturels, sportifs, commerciaux adaptés aux canons fonctionnels et symboliques de ces groupes. Plus généralement, les métapoles doivent produire et gérer une image de marque de qualité, alliant les valeurs du patrimoine et celles de la modernité.

Les difficultés de vie des populations défavorisées, la solidarité et le souci de cohésion sociale impliquent également des politiques continues de revalorisation et de désenclavement des - quartiers en crise ».

Les métapoles doivent par ailleurs entretenir leur territoire, réaffecter et requalifier les espaces rendus vacants ou obsolètes par les mutations technico-économiques, disposer de réserves foncières pour saisir les opportunités, maîtriser l'urbanisation et !a rendre compatible avec les principes d'un développement durable.

Cette diversité des espaces et des exigences rend de plus en plus difficile la conception de documents uniques de planification et d'urbanisme dans les métapoles, et nécessite une diversification des modalités de mise en oeuvre des choix urbains.

Des registres urbanistiques varîés

La variété des problèmes d'urbanisme que les métapoles ont à traiter nécessite des modes d'action variés. Nous mettrons l'accent sur six types principaux d'urbanisme, sans prétendre à l'exhaustivité : l'approche typo-morphologique et les plans d'urbanisme qualitatif, les programmes d'infrastructure et la composition urbaine, l'urbanisme de stimulation et d'encadrement, les projets directeurs, l'urbanisme paysager, l'aménagement-service.

Typo-morphologie et plan d'urbanisme « qualitatif ».

L'intervention dans les quartiers anciens d'une ville relève d'un urbanisme précautionneux avec les gens et avec le bâti. Il s'agit de gérer des transformations, le plus souvent sans changer l'atmosphère spécifique d'un quartier, voire en la renforçant. Pour ce faire, le recours à une approche typo-morphologique est souvent utile et peut servir de support pour l'élaboration de plans et de règlements très fins, qualifiés en France actuellement de « Pos qualitatifs ». Ce type de plan d'occupation des sols vise à définir précisément non seulement les droits d'usages des parcelles, mais aussi les volumes et l'aspect même des îlots et des bâtiments, pour produire ou reproduire un « style urbain ». C'est ainsi que le Pos de Paris a pu encadrer l'architecture contemporaine et l'inscrire dans une sorte de «néo-haussmannisme». Plus récemment le Pos de Lyon a développé des outils voisins pour conforter la « silhouette » spécifique de chacun de ses quartiers. Mais si l'usage d'une approche typo-morphologique s'impose de façon évidente dans des quartiers anciens où l'objectif de protection domine, son emploi systématique reflète par contre une conception nostalgique de la ville souvent peu propice à son adaptation au monde contemporain. Car la typo-morphologie, en privilégiant la continuité historique, reproduit aussi de fait l'image datée de la continuité spatiale et de la rue. De même, les Pos « fins » ne peuvent être utilisés que dans des circonstances relativement précises, et ce d'autant plus qu'ils nécessitent souvent des valeurs foncières potentielles assez élevées pour rendre des contraintes fortes acceptables par les propriétaires et les promoteurs. Utilisées à contre-emploi, ces méthodes risquent de figer des situations. Toutefois, il est possible de s'inspirer des méthodologies issues de la typo-morphologie pour concevoir des outils urbanistiques utilisables dans un contexte d'urbanisation nouvelle, notamment des règles génériques de formes et de styles urbains.

Programmes d'infrastructures et composition urbaine.

Les instruments classiques de la programmation des grands équipements dans les schémas directeurs et les plans d'urbanisme, avec études d'implantation, servitudes et réservations foncières, ne sont pas définitivement obsolètes quoi qu'en pensent les thuriféraires de la stratification douce et de la continuité urbaine. Es restent très utiles, par exemple pour intervenir dans des banlieues en cours d'urbanisation qui nécessitent des infrastructures de transport et des équipements structurants. Ces outils de planification et d'intervention peuvent d'ailleurs être combinés avec d'autres instruments. Ainsi, la « composition urbaine » et l'« ordonnancement » ont retrouvé une certaine actualité, à l'occasion de grands projets urbains ou de réflexions stratégiques. Les « axes » en particulier, qu'ils soient grands, majeurs ou directeurs, ont connu un grand succès : ils se révèlent en effet très commodes pour simultanément implanter une infrastructure de transport, édicter un principe simple de « rangement » des constructions et des activités, articuler des quartiers différents, et offrir une perspective visible et aisément communicable. La projection d'axes témoigne aussi de la redécouverte de la grande échelle. On pourrait certes considérer qu'il s'agit là d'un retour inquiétant du geste de l'architecteurbaniste démiurge, prétendant imposer une forme géométrique que rien ne justifierait au fond. Pourtant le « grand axe » peut être l'outil d'un ordre relativement adapté à l'urbanisme évolutif, complexe, précisément parce qu'il se situe à une échelle stratégique et qu'il ouvre des possibilités d'adaptations concrètes multiples.

Mais la renaissance de la composition urbaine doit être maniée avec précaution dans la mesure où elle reste souvent un ordre formel, rigoureux et précis, largement inadapté à bon nombre de situations du management public urbain. De fait, de nombreux architectes-urbanistes confondent composition architecturale et composition urbaine ou, n'y voyant que des différences d'échelle, privilégient exagérément les dimensions formelles. Leurs images figées, qui triomphent parfois lors des concours d'urbanisme car elles sont belles et plus aisément médiatisables que d'autres, s'avèrent par la suite totalement inadaptées à la production urbaine. Dessiner une façade et dessiner une rue sont des actes de natures sensiblement différentes (qu'il faut d'ailleurs savoir articuler). Le processus de fabrication de la ville diffère profondément de celui d'un bâtiment: il résulte de l'intervention, sur une durée longue, d'acteurs variés et changeants ; les choix formels doivent s'inscrire dans cette perspective et dans l'approche stratégique du management public urbain. L'avenir se chargera ensuite de réinterpréter ces formes urbaines.

L'urbanisme d'encadrement et de stimulation.

Si des banlieues doivent être « structurées » et fortement « équipées », toutes n'ont pas besoin de l'être. Il est des zones qui, grâce à un parcellaire assez petit et à une irrigation ferroviaire assez serrée, se densifient doucement, se spécialisent ponctuellement, bref s'auto-organisent: des commerces s'agglutinent à un croisement, des activités se déroulent le long d'une voie, des pavillons modestes font place à de petits immeubles collectifs, etc. Dans ce type de contexte, un urbanisme d'accompagnement, d'encadrement ou de stimulation, est largement suffisant et permet de jouer sur toutes sortes de dynamismes. Les règles contraignantes peuvent être assez simples et concentrées sur les espaces clefs des transformations (les voies principales et les carrefours principaux), quitte à ce que les pouvoirs publics achètent en fonction des besoins les terrains nécessaires aux équipements collectifs, voire pratiquent par ailleurs un urbanisme « cosmétique » qui améliore les fonctionnalités de détail et l'esthétique des espaces publics et extérieurs.

Des approches voisines peuvent être utilisées aussi dans des quartiers urbains « achevés » et à évolution très lente. Dans ces zones, une réglementation très précise est sans objet. En revanche les pouvoirs publics peuvent enclencher des mécanismes de valorisation avec des interventions ponctuelles modestes, mais bien choisies et ayant des effets de catalyse: à tel endroit un espace vert réalisé dans un espace disponible (une « dent creuse ») peut entraîner la requalification de plusieurs blocs de maisons environnantes; à tel autre endroit, un équipement public peut créer des flux qui attireront des commerces. Roland Castro a appelé cet urbanisme l'« acupuncture urbaine ». Ce sont des principes du même ordre, mais aux références médicales différentes, que les urbanistes barcelonais ont mis en oeuvre au début des années quatre-vingt, développant un - urbanisme métastasique », visant à disséminer dans des quartiers les effets d'inter-ventions ponctuelles sur des espaces publics.

Les « projets directeurs ».

Les autorités métapolitaines doivent aussi susciter et réaliser de grandes opérations métapolitaines, indispensables pour renforcer leur rayonnement et consolider leurs fonctions centrales. Ces opérations s'appuient souvent sur la réalisation de grands équipements d'intérêt régional, national ou international (opéras, musées, centres de congrès, grands stades, etc.), et prennent fréquemment place sur les vastes friches urbaines laissées vacantes par le départ des industries et la modernisation des transports maritimes et ferroviaires (ports et gares de marchandises). Elles nécessitent la mobilisation et la coordination de moyens considérables, publics et privés. Elles constituent des projets complexes, qui exigent l'empilement et l'interpénétration de multiples fonctions, la concentration et l'interconnexion de systèmes de transports, l'intégration de programmes immobiliers de bureaux, de commerces, d'équipements publics et privés.

La conception et la réalisation de ces opérations complexes nécessitent d'intégrer dans des projets communs des logiques et intérêts très divers. Aussi relèvent-elles généralement de formes spécifiques de « planification » et d'urbanisme permettant d'associer dans des projets forts des « partenaires » publics et privés. C'est ainsi que les schémas directeurs récents introduisent, sous des appellations diverses, la catégorie des « pôles stratégiques » (ou « zones de développement stratégique », « points d'appui », « sites et secteurs clefs », etc.), véritables projets directeurs dans la mesure où le développement et la structuration de vastes zones, voire de la métapole tout entière, dépendent très largement de ce type d'opérations. Il s'agit pour les pouvoirs publics à la fois de maximiser l'effet de levier de ces opérations pour transformer des tissus urbains, et de maîtriser ou canaliser leurs effets de telle manière qu'elles participent aux objectifs retenus par les pouvoirs publics pour cette zone.

Ces opérations, qui constituent de véritables « morceaux de ville », ont alimenté en France la problématique dite du « projet urbain ». Une partie du succès de cette formule tient à sa polysémie : elle est utilisée par les élus locaux pour évoquer une intention et des objectifs, par les architectes-urbanistes pour exprimer la conception d'une « pièce urbaine », par les aménageurs et les entreprises pour parler d'une opération. Mais audelà de ces arabigtfités, on peut définir le projet urbain comme une opération urbaine complexe, dont un acteur assure la maîtrise d'ouvrage d'ensemble, et qui réunit des projets variés dans un programme, un plan et des formes d'ensemble. Ceux-ci ne sont pour autant pas définitivement figés car ils s'élaborent et se redéfinissent au cours d'un processus qui associe élus locaux, aménageurs et concepteurs, et qui est ponctué de négociations entre tous les acteurs publics et privés impliqués dans le projet. Ces grandes opérations ont souvent un énorme impact, bien audelà de leur périmètre opérationnel, que les pouvoirs publics doivent maîtriser et utiliser, afin de l'optimiser et de faire de ces projets de véritables « projets directeurs ». Cela nécessite Jes procédures et des financements qui ne soient pas limités au périmètre et au bilan de la seule opération complexe et qui, si possible, récupèrent, sous une forme ou une autre, les externalités urbaines positives engendrées par ces aménagements.

L'urbanisme paysager.

On assiste, en France notamment, au retour du paysage comme principe ordonnateur de la ville. Au cours de la période de l´urbanisme moderne, les paysagistes, plus horticulteurs qu'urbanistes, avaient souvent été relégués à un rôle de déconaieur, n'intervenant pratiquement qu'à la fin des opérations et sur des espaces très spécifiques. C'est l'inverse qui est de nos Jours de plus en plus fréquent, le paysagiste devenant l'un de ,-eux qui fixent les grands partis de l'urbanisme. De fait, alors que les références à une ville idéale ont perdu de leur force et que les postulats idéologiques qui fournissaient des modèles sont en crise, les paysagistes apparaissent parfois comme les seuls à avoir des principes suffisamment généraux pour fournir de grandes orientations structurantes: le respect des paysages, l´adéquation à la géographie d'un lieu, la prise en compte du site, la variété des espèces, etc. De fait, l'inscription de la ville dans le « paysage » et l'intégration du paysage dans le projet d´urbanisme apparaissent comme des principes urbanistiques largement compréhensibles et acceptables par les divers acteurs. À cela s'ajoute que la problématique en termes de paysage a l'avantage de combiner les différentes échelles spaciales et d'introduire la dimension temporelle: la végétation en se décrète pas plus que la ville, il lui faut du temps et des conditions favorables pour que, progressivement, elle prenne sa place et assure les fonctions qui lui ont été assignées.

Ce retour du paysage s'effectue à différentes échelles, du schéma directeur aux POS, et a même fait l'objet d'une loi récente. Problématiser l'urbanisme en termes de paysage permet en effet de « naturaliser » les choix, c'est-à-dire de leur donner la force et l'ineluctabilité de partis naturels et culturels. C'est ainsi, par exemple, que le POS de Lyon est présenté comme une

démarche culturelle qui vise à respecter les sites et le patrimoine paysager de l'échelle du schéma directeur (la ville et son fleuve) à celle des quartiers (leur « silhouette») ; l'adhésion que doit provoquer ce discours et ce projet est nécessaire pour légitimer une réglementation nouvelle beaucoup plus exigeante formellement.

L'aménagement-service.

L'évolution de l'urbanisme fait émerger de nouvelles professionnalités et de nouveaux agents. Les projets urbains, en particulier, nécessitent une maîtrise d'ouvrage capable de gérer des opérations très complexes et d'assurer ou de coordonner des fonctions de programmation, de conception, de financement, de coordination, de réalisation, de commercialisation, voire de maintenance.

Ces tâches vont bien au-delà de celles qu'assuraient traditionnellement les aménageurs qui, le plus souvent, concevaient une zone d'aménagement concerté et acquéraient les terrains, les aménageaient, en cédaient à des promoteurs des parcelles assorties de droits de construire, et mettaient le reste à disposition des pouvoirs publics. Ce modèle de l'aménagement n'est d'ailleurs plus possible dans le contexte économique contemporain caractérisé par la diminution relative du financement public par subventions étatiques, le passage de taux d'intérêt réels négatifs à des taux d'intérêt réels positifs, le développement du financement de l'aménagement par emprunt, l'évolution de la logique de fonctionnement des entreprises et services publics (moins disposés à cofinancer l'aménagement général), la croissance des coûts généraux d'aménagement par rapport aux charges foncières équipées vendables, etc.

La transition entre le système classique de l'aménagement tel qu'il a fonctionné depuis l'après-guerre, et le nouveau système qui se met progressivement en place a été assurée ces dernières années par l'endettement des collectivités territoriales et les prix élevés des charges foncières que pouvaient payer dans les grandes villes l'immobilier d'entreprise et les logements privés. Mais ces moyens sont largement épuisés : d'une part, l'endettement des collectivités locales et les garanties qu'elles ont accordées approchent parfois de seuils dangereux ; d'autre part, la surproduction de bureaux et la crise immobilière qui l'accompagne déséquilibrent les bilans de bon nombre d'opérations d'aménagement qui s'étaient appuyées sur ce type de montage financier.

Comme la métapolisation est appelée à se poursuivre dans les prochaines années et que des opérations urbaines importantes resteront nécessaires, il faudra trouver de nouvelles modalités de financement des aménagements urbains. Certains de ceux-ci, des voies rapides, des tunnels routiers, des parcs de stationnement, par exemple, pourront trouver des recettes qui les payeront en partie. Mais s'il est envisageable de faire payer à des usagers le coût réel d'une partie des équipements et des infrastructures qu'ils utilisent, quitte à subventionner les habitants les moins fortunés pour cela, systématiser une ville totalement payante est inacceptable. Seul l'impôt peut assurer in financement équitable des espaces publics urbains. Toutefois on peut imaginer, d'une part, que des taxes particulières pourraient être prélevées sur les riverains de ces opérations qui beneficient de leur impact (sous forme d'externalités positives), d´autre part, que des recettes complémentaires pourraient provenir de l'exploitation de ces ensembles complexes et de leurs services annexes.

Cette approche économique nouvelle de l'aménagement, conjuguée avec le développement de structures permanentes de maîtrise d'ouvrage et de gestion des opérations complexes, pourrait favoriser l'émergence d'une approche nouvelle, Faménagement-service, entendu comme un aménagement qui n'a pas seulement la responsabilité de produire un morceau de ville, mais qui doit prendre en compte son fonctionnement, sous tous ses aspects.

L'aménagement-service ainsi défini, dont de premiers éléments apparaissent déjà, devrait participer à la recomposition globale des fonctions de l'urbanisme. Nous avions souligné que les séparations entre planification, réglementation et urbanisme opérationnel étaient de moins en moins pertinentes. Cette fois ce sont les relations entre l'urbanisme opérationnel et les services urbains qui se redéfinissent. L'aménagement-service déplacera les enjeux de l'urbanisme, car il n'aura plus seulement pour mission de faire construire, mais également d'assurer de façon durable l'utilisation de ces aménagements, le fonctionnement des équipements, et la fourniture des « utilités » urbaines. Les aménageurs devront ainsi intégrer beaucoup plus les exigences de l'exploitation urbaine. Une telle modification de perspective pourrait en outre avoir des effets importants sur la programmation et la conception mêmes des opérations urbaines ; il s'agira moins souvent de réaliser des equipements (réponses « substantielles » aux besoins urbains), et plus fréquemment de proposer des « facilités urbaines », des services urbains au sens large (réponses « procédurales ») : le foncier devenant alors un service d'approvisionnement foncier, la voirie un service d'accessibilité, le parc un service récréatif, etc.

La représentation des choix urbanistiques

Le management public urbain dans les métapoles est ainsi conduit à élaborer une planification et un urbanisme très composites, utilisant tantôt des zonages très globaux, tantôt des zonages très fins, tantôt pas de zonage du tout. Il recourt à des méthodologies d'analyse et d'actions tout aussi hétéroclites, en fonction des quartiers, de leurs problèmes, des objectifs, s'appuyant selon les besoins sur une méthodologie typo-morphologique, un exercice de composition urbaine, des emboîtements classiques de plans, des règles sans plans, des projets directeurs, de l'urbanisme d'encadrement, de l'aménagement-service, etc.

Dans la plupart des pays, on assiste à un renouvellement des instruments de la planification urbaine et de l'urbanisme, en particulier pour mieux articuler les orientations de principe à long terme, et les modalités opératoires. En Grande-Bretagne c'est l'objet du « plan de développement unitaire », plus compréhensible que le « structure plan » et le « local plan », plus rapide dans sa préparation, plus souple et moins vite démodé parce que conçu dans une optique plus stratégique. En Italie, diverses expériences essayent d'établir de nouvelles relations entre le plan d'urbanisme et le projet architectural, entre la conception et la réalisation, entre les prévisions à long terme et les interventions à brève échéance, entre le rôle de, administration publique et les activités des opérateurs privés. Ainsi, le « plan intermédiaire » (« Progetto preliminare ») vise à remettre en cause le développement linéaire dans lequel la réflexion sur la forme urbaine intervenait en fin de processus de planification, pour préparer l'intervention architecturale. Il propose, avant l'édiction de règles, des dessins qui illustrent les mutations urbaines souhaitées et qui servent de supports au jébat. Mise en forme, débat et décision ne sont ainsi plus des opérations chronologiquement séparées . De même à Barcelone a-t-on développé a partir de 1983, après une période d´urbanisme très « pointilliste », de nouveaux plans à deux échelles : des plans intermédiaires, à partir desquels on peut etablir des liaisons entre les opérations ponctuelles d'échelle réduite et les opérations plus vastes de restructuration d'ensemble des quartiers ; et des plans à l'échelle de toute la ville, voire de la région environnante.

L'expérience de ces dernières années montre qu'en France, les procédures et les règles de l'urbanisme offrent une gamme très large d'outils pour pratiquer une planification et un urbanisme composites. Néanmoins le développement du contentieux nécessitera probablement une simplification du droit et de l'outillage réglementaire de l'urbanisme. Toutefois, comme nous l'avons évoqué précédemment, le principe des solutions cri la matière est plutôt de nature socio-politique: sans une forte citadinité métapolitaine, l'urbanisme dans les grandes agglomérations ne pourra qu'être juridiquement fragile. Seule une « gouvernance métapolitaine » pourra « sécuriser » la planification et les règles urbaines, en aidant tout à la fois à la formation de projets à moyen terme et long terme, à leur nécessaire évolution, et à l'acceptation des arbitrages opérationnels et circonstanciels que les pouvoirs publics ont inévitablement à effectuer.

Une métapole évolutive

Si la planification urbaine et l'urbanisme doivent être capables de s'adapter à un contexte changeant et incertain, la ville construite doit elle aussi être flexible, réutilisable, transformable. Cela est en principe souvent possible, les espaces, leurs usages et les relations sociales n'étant heureusement pas liés de façon mécanique, quoi qu'en pensent beaucoup d'architectes, aux conceptions par ailleurs très diverses. Car une architecture et un urbanisme durent généralement, en Europe tout au moins, plus longtemps que les fonctions qui les ont fait naître: villes palimpsestes, comme des papyrus dont on efface les inscriptions pour en écrire de nouvelles, villes stratifiées ou sédimentées, dont les nouvelles couches s'ajoutent aux précédentes, villes fossilisées aussi parfois, comme en témoignent des quartiers historiques transformés en véritables musées. Toutefois, tous les espaces ne sont pas aussi également transformables et réappropriables. Or l'adaptabilité de la ville et des bâtiments est une exigence très difficile à intégrer tant par les concepteurs que par les maîtres d'ouvrage: parce que les architectes et les urbanistes sont généralement assez sûrs de la durabilité des principes qu'ils mettent en oeuvre ; parce qu'il est difficile d'imaginer ce que seront les usages futurs ; parce que les exigences immédiates de fonctionnalité ou d'esthétique sont souvent antithétiques avec une indétermination des usages ultérieurs; enfin parce que les investisseurs, même dans l'immobilier, raisonnent à un terme trop rapproché.

L'architecture moderne avait bien tenté avec le « plan libre » d'intégrer cette possibilité d'usages divers et changeants ; l'urbanisme moderne, en revanche, s'est moins préoccupé de cette question, encore que l'idée de progressivité et d'évolution ait été présente dans certaines démarches. Mais c'est la commande qui, dans le cas de la ville moderne de l'aprèsguerre, exigeait la construction rapide de morceaux de ville fonctionnels et finis. Les critiques qui sont faites de nos jours aux grands ensembles et qui mettent systématiquement en cause leurs urbanistes, sont en partie injustes, car la médiocre qualité urbaine de ces quartiers tient aussi à beaucoup d'autres facteurs que leur « conception » : au non-respect des plans initiaux, à 1´absence de bon nombre des équipements et aménagements prévus; aux modalités de peuplement de ces quartiers et à leur mode de gestion. Toutefois il s'avère que leur unicité institutionnelle (souvent un seul organisme HLM en possède la totalité des logements ou leur très grande majorité) et leur rigidité spatiale se renforcent mutuellement. Les processus d'adaptation, de stratification, qui s'enclenchent le plus souvent a partir de petites transformations et de mutations de propriétés des logements, d'un immeuble, de quelques commerces, d'un îlot, sont évidemment d'autant plus difficiles dans ces grands ensembles modernes que les parcelles y sont immenses, que le propriétaire est unique, que les barres et les tours en béton sont peu transformables (bien moins que les immeubles haussmanniens), et que les espaces ont été conçus pour satisfaire une seule fonction à la fois. Les grands ensembles ont ainsi, comme de mauvaises chaussures, tendance à se défaire à l'usage plutôt qu'à se faire. Pourtant, peu à peu, de nouveaux savoir-faire émergent, qui permettent de transformer ces grands ensembles, de les adapter à de nouveaux usages, de les « stratifier ». Les architectes et les urbanistes ont appris par exemple à « retourner vers l'extérieur » un centre commercial introverti sur une galerie interne et sinistrée, à recréer un urbanisme de rue, a densifier ici et a cureter là, à varier des apparences architecturales malgré l'homogénéité de base, a créer des voies traversantes, a désenclaver ces quartiers et à les lier à leur environnement. Les proprietaires-bailleurs sociaux acceptent aussi progressivement la pers-ective de vendre a des accédants a la propriété une partie de icur parc, malgré les difficultés de gestion que cela peut entraîner. Autrement dit, selon les formules à la mode, même dans ces grands ensembles, on apprend à « construire dans le construit », à « faire la ville sur la ville ».

Le cas des grands ensembles d'habitat social montre qu´il n´y a probablement pas de ville qui ne soit « stratifiable » ; mais il faut d'autant moins de temps et de moyens pour que cette stratification s'effectue, que la conception initiale n'a pas tenté de produire des objets finis, mais qu'elle a en revanche privilégié une fabrication progressive.

L'approche en termes de stratification permet aussi d'articuler la démarche des urbanistes avec le souci environnemental du « développement durable » (rapport Bruntland), c'est-à-dire d'un développement qui n'épuise ni les ressources de la nature ni celles de la ville, et qui, autant que possible, devance les besoins futurs. En France, cette réflexion est encore peu développée, alors qu'en Allemagne, dans les pays scandinaves ou en Grande-Bretagne, elle tient une place beaucoup plus importante. Mais anticiper sur l'avenir reste hasardeux car, quoi que l'on fasse, « les solutions d'aujourd'hui feront les problèmes de demain». Il reste à espérer que les problèmes d'aujourd'hui feront les solutions de demain...

La capacité d'évolution d'un tissu urbain tient aussi en grande partie à sa polyvalence et à sa complexité initiales. En effet, les espaces monofonctionnels et monosociaux sont d'une plus grande fragilité face aux évolutions, alors que multi-fonctionnels et multisociaux, ils présentent des capacités de « résistance » et de reconversion. Au-delà même de l'image nostalgique d'une ville non ségréguée socialement et fonctionnellement, la mixité apparaît maintenant comme un souci central pour l'urbanisme métapolitain. Mais les conditions de sa mise en oeuvre se révèlent très difficiles.

LA MIXITÉ FONCTIONNELLE ET LA MIXITÉ SOCIALE

Il est d'usage de nos jours, au nom de la nécessaire mixité, de critiquer l'urbanisme moderne pour sa pratique du zonage monofonctionnel - des zones spécifiques pour habiter, pour travailler, pour se divertir, pour circuler - dont on retrouve les principes dans les outils de l'urbanisme et de la planification urbaine. Il y a un certain paradoxe dans cette critique du zonage car il a été précisément inventé à la fin du XIXe siècle en Allemagne, pour donner une certaine souplesse aux évolutions urbaines, pour rendre plus graduelles les transformations en évi26 tant de recourir à des démolitions massives.

En fait, la mixité fonctionnelle et sociale des espaces urbains a quelque chose de mythique. Certes, jusqu'au XVIIIe siècle les fonctions furent relativement mélangées dans la ville jusqu'à l'échelle de la parcelle, mais l'espace urbain comportait néanmoins des dominantes fonctionnelles et sociales, ne serait-ce que par métiers ou par origines géographiques. Depuis cette époque, la spécialisation des espaces n'a pratiquement pas cessé de s'approfondir, reflétant le développement de la division technique et sociale de la société et y contribuant. L'échelle de ces spécialisations s'est déplacée: la métapole est mixte, les communes le sont un peu moins, les quartiers un peu moins encore, les immeubles très rarement. Peut-on remettre en cause ce processus ?

La spécialisation sociale des espaces n'est pas, en général, le résultat de la volonté des urbanistes, ou en tout cas elle est rarement planifiée explicitement. Elle résulte en fait de processus complexes, économiques, politiques, sociaux, culturels, voire fonctionnels, sur lesquels il est difficile d'agir, en particulier lorsque l'habitat relève principalement de l'économie de marché. Mais même dans les économies très planifiées et officiellement égalitaires, le fonctionnement des réseaux sociaux et le marché noir engendrent des phénomènes ségrégatifs. Aux États-Unis, les pouvoirs publics, qui ne pouvaient maîtriser les localisations urbaines, ont essayé de remédier aux inégalités raciales que la ségrégation résidentielle reproduisait par le canal du système scolaire, en pratiquant le « busing » (le déplacement autoritaire des enfants amenés chaque jour en autobus vers les écoles d'autres quartiers) ; mais cela a engendré des effets pervers, en particulier la dégradation du système scolaire public, déserté par les familles aisées qui ne voulaient pas que leurs enfants aillent dans les écoles des quartiers pauvres. Les instruments les plus efficaces pour lutter contre la ségrégation sociale de l'habitat et ses effets restent bien ceux qui agissent le plus « en amont » possible: une politique volontariste et indépendante d'habitat social pour limiter la spécialisation sociale des espaces urbains (la Suède a offert de ce point de vue, jusqu'à une période récente, un exemple plutôt démonstratif) ; l'implantation d'équipements publics d'intérêt métapolitain au coeur des quartiers les plus pauvres, pour favoriser leur requalification ; le développement de transports collectifs urbains rapides et une priorité à la desserte et à l'accessibilité des quartiers habités par les populations les plus pauvres.

La spécialisation fonctionnelle des espaces, quant à elle, résulte à la fois de dynamiques économiques spontanées, de logiques sectorielles, mais aussi souvent de choix urbanistiques délibérés et explicites. Les logiques sectorielles, selon l'expression de Christian Devillers, sont d'abord celles de tous les services urbains qui produisent et gèrent la ville, et qui s'approprient une partie des espaces en fonction d'une seule rationalité: services des transports, de la voirie, des espaces verts, etc. Mais les logiques sectorielles sont aussi le fait des grands acteurs économiques (les grandes chaines commerciales, par exemple) qui impriment leurs propres rationalités aux espaces qu'ils occupent et à leur environnement. Les réseaux spécifiques des services publics et des principaux agents économiques font ainsi éclater la ville. Peut-on recoller tous ces fragments
? La question ne se posait pas pour les urbanistes modernes qui partageaient leurs paradigmes avec les économistes fordiens, et pour qui ce type de logiques sectorielles et la monofonctionnalité, a grande échelle étaient au contraire les instruments d'un urbanisme efficace. D'une certaine manière, la question est donc maintenant, à l'heure où les paradigmes de la performance se transforment, de savoir dans quelle mesure les nouveaux principes d'organisation industrielle, appliqués à l'urbain, pourraient favoriser cette plus grande mixité fonctionnelle et sociale que des considérations extra-économiques rendent souhaitable par ailleurs.

Pour répondre à cette question, il faut distinguer précisément divers types de mixité fonctionnelle: la mixité emploi-habitat, la mixité emplois-emplois, la mixité emplois centraux-loisirs, la mixité des voiries.

La mixité habitat-emploi

La mixité habitat-emploi comprend deux thèmes différents le rapprochement domicile-travail et le mélange des fonctions habitat et emploi.

Rapprocher les domiciles du lieu de travail est un thème séduisant pour tous ceux qui, vivant dans les métapoles, dépensent beaucoup de temps et trop de forces dans les transports quotidiens. En outre, la réduction des migrations alternantes a le mérite d'économiser de l'énergie et de réduire les pollutions atmosphériques et sonores. Pourtant il est assez peu probable que l'on puisse diminuer sensiblement les distances domiciletravail dans les métapoles. Comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, l'extension inévitable et souhaitée du marché de l'emploi métapolitain, et la multiplicité des déplacements quotidiens des membres d'un même ménage rendent cette adéquation largement illusoire, pour une partie des membres du ménage tout au moins. Par ailleurs l'observation de Zahavi (la constance de la durée des déplacements domicile-travail dans les différents pays et l'allongement des distances quand la vitesse des transports augmente) laisse supposer que le rapprochement domicile-travail est une chimère.

En revanche, le mélange des fonctions d'habitat et d'emploi, qui d'une certaine manière correspond a une tradition de la ville européenne et de la ville asiatique, est envisageable dans certains cas, mais pose d'autres problèmes. Son intérêt majeur est de créer une animation et une « intensité » urbaines qui rendent possible la présence de commerces et d'équipements publics là où des monofonctionnalités ne le permettraient pas. Des réglementations urbaines incitatives, en particulier des coefficients des sols alternatifs, c'est-à-dire différents selon les fonctions, peuvent favoriser ce type de mixité fonctionnelle. Toutefois la question de la présence de commerces dans les quartiers d'habitat présente des difficultés particulières. La logique économique a favorisé, en France particulièrement, le développement de très grandes surfaces commerciales, très « compétitives », qui ont contribué à la disparition d'une part importante du petit commerce de proximité. Les pouvoirs publics ont certes pris quelques mesures pour protéger celui-ci, mais elles ont été assez inefficaces et peu populaires, les pratiques d'approvisionnement ayant changé et le petit commerce étant sensiblement plus cher et moins bien approvisionné que les grandes surfaces. En fait, le problème est voisin de celui de l'agriculture, où il s'agit moins de protéger une production peu performante, que de préserver des emplois et des paysages. Ainsi, ce n'est pas le petit commerce en tant que tel qu'il faudrait sauvegarder, mais les fonctions sociales et urbaines qu'il assume. Cela ne peut être fait systématiquement. Cependant, il est probable que dans la perspective d'une certaine qualité urbaine, des efforts peuvent être faits dans quelques endroits pour aider à la survie d'un peu de commerce de proximité. Il faut pour cela mettre en oeuvre des mesures sélectives spatialement, et non des mesures économiques et sociales générales. Mais il faut aussi accorder plus d'importance à la qualité urbaine des centres commerciaux. Trop souvent en effet, leur architecture introvertie, avec des rues intérieures, des « malls » et des atriums, nie la ville au-dehors, et rend illusoire tout contact entre des fonctions différentes. Le même problème se pose avec les immeubles de bureaux, voire avec des bâtiments universitaires (comme à la Cité Descartes à Marne-la-Vallée, par exemple), où les immeubles, tournés vers des espaces centraux intérieurs, avec leurs propres services, leurs commerces et leurs cafétérias, transforment la ville en archipel, condamnant les rues a n'être que des voies d'accès et limitant les échanges et la multifonctionnalité.

Il faut donc probablement garder la mixité fonctionnelle comme objectif urbanistique, mais il faut aussi admettre qu'elle restera limitée et que l'animation urbaine qu'elle peut créer, ne pourra de toutes les façons concerner que des parties très restreintes de l'espace métapolitain.

La mixité emplois-emplois

Dans la période fordienne les emplois se sont concentrés dans de très grandes entreprises, surfaces énormes isolées de leur contexte urbain, et dans des zones industrielles, lotissements sans qualités, constitués de bâtiments sans liens les uns avec les autres, généralement sans équipements collectifs, sans lieux de vie. L'espace industriel semble n'avoir pas connu d'autre urbanisme que celui qui concentre les activités de production et de stockage dans des zones desservies par une bretelle routière et éventuellement par une voie ferrée. De même, dans les métapoles, un grand nombre de bureaux se sont concentrés dans de vastes bâtiments intégrant tous les services, conçus comme des paquebots pour naviguer au milieu des flots urbains.

De nos jours, les grands établissements industriels sont moins nombreux et les zones industrielles ont pratiquement disparu du vocabulaire urbanistique. Pourtant, la conception des nouveaux « parcs d'activités », « technopoles » et autres « zones scientifiques et techniques », ne diffère pas radicalement des zones industrielles de la période précédente. Certes, l'architecture, sollicitée pour participer à l'image de marque, y est parfois un peu plus ambitieuse à défaut d'être de qualité ; les espaces extérieurs sont aussi souvent paysagers, décorés. Mais tous ces espaces restent très monofonctionnels : les échanges directs entre entreprises y sont peu nombreux et les équipements collectifs sont rares, à l'exception de quelques restaurants inter-entreprises. Quant aux quartiers d'affaires, ils restent constitués d'immeubles autonomes, parfois plus élégants architecturalement, mais séparés par des accès parkings et des voiries difficilement franchissables par des piétons.

Cette évolution architecturale et urbaine des zones d'activités, qui répond à une logique fonctionnelle étroite des entreprises, mais qui annule d'une certaine manière pour les usagers de ces lieux leurs potentialités urbaines, pourrait être sensiblement limitée par un urbanisme public plus volontaire. De fait quelques exemples d'aménagement différent sont apparus ces dernières années dans les quartiers centraux des très grandes villes, souvent à l'occasion de la reconquête de friches portuaires ou ferroviaires, dans des opérations qui mêlent affaires et rencontres professionnelles aux loisirs et à la culture.

La mixité fonctionnelle des voiries: réinventer le boulevard ?

« Sur les grands boulevards, il y a tant de choses à faire et tant de choses à voir... » ! Comme la chanson en témoigne, le boulevard est un lieu mythique, un symbole de l'animation et de l'intensité urbaines, de la diversité des activités, de la multiplicité des circulations, du spectacle qu'offtent les habitants et le fonctionnement de la grande ville. En cela le boulevard est beaucoup plus qu'une rue ou qu'une avenue. C'est pourquoi il fait avec la critique de l'urbanisme moderne un retour très remarqué dans les projets urbanistiques.

Les modernes avaient essayé, à la façon de Taylor, de séparer les fonctions assumées par la rue, afin de les optimiser chacune, distinguant les voies rapides de circulation automobile (transit), les voies de circulation de proximité, les voies de desserte, les espaces de stationnement, les passages piétonniers, les lieux d'exposition commerciales, etc. Le résultat est globalement insatisfaisant, tant du point de vue d'une partie des fonctionnalités, que pour la qualité urbaine de l'ensemble. Les autoroutes urbaines balafrent les villes, constituant des barrières difficilement franchissables. Les voies de circulation de proximité se révèlent dangereuses. Les espaces piétonniers s'avèrent monotones et difficilement gerables. Les parcs de stationnement, ignorés généralement par les architectes, constituent en surface des no man's land et en sous-sol des volumes lugubres. Les vitrines des rues intérieures des centres commerciaux perdent leur fonction d'animation.

Peu à peu, on redécouvre donc les mérites d'une multifonctionnalité de la rue, dont le boulevard offre l'image historique la plus achevée. Mais il est plus difficile à concevoir de nos jours qu'à l'époque haussinannienne, notamment parce que les différences de vitesse entre les véhicules et les piétons sont beaucoup plus grandes. Car la spécificité majeure du boulevard, ,c´est d'assumer simultanément, mais dans des proportions variables, toutes les fonctions des circulations automobiles et piétonnes : le transit, la desserte et le stationnement automobile ; le transit piétonnier (cheminements et promenades), la desserte des immeubles, et le stationnement des piétons (pour le spectacle des vitrines, les terrasses de café, les queues de cinéma, etc.). Une multifonctionnalité aussi large est de toute évidence difficile à réaliser aujourd'hui, mais les urbanistes parviennent peu à peu à faire reculer les logiques généralement monotechniques des services de la voirie et de la circulation, et à réintroduire une nécessaire multifonctionnalité. Encore qu'il soit très difficile de convaincre les services de l'équipement de réduire le nombre et la taille des ronds-points qu'ils imposent au nom du double impératif de la fluidité et de la sécurité de la circulation automobile.

À l'inverse, il reste aussi aux architectes-urbanistes et aux maîtres d'ouvrages urbains à admettre que l'automobile n'est pas un accident survenu à la ville, ni une ennemie, mais un phénomène durable auquel le sort des villes est lié; que même si les villes européennes gardent de fortes spécificités par rapport aux villes américaines, c'est en voiture que les citadins fréquentent le plus souvent ces villes ; qu'en conséquence la qualité des espaces urbains doit aussi tenir compte du « point Je vue » des automobilistes et de leurs passagers. Or l'architecture des espaces de l'automobile (autoroutes, échangeurs, parcs de stationnement, etc.) comme l'architecture de la ville vue de l'automobile sont encore considérablement négligées. À quelques exceptions près...

LES ESPACES PUBLICS DE LA MÉTAPOLE

La notion générique d'« espaces publics » est apparue en France récemment, vers la fin des années soixante-dix. Et depuis quelque temps se construit à partir d'elle, une problématique qui en fait un des outils privilégiés de l'urbanisme. Deux évolutions convergentes sont à l'origine de cette notion.

D'une part, les urbanistes disposent de nos jours de moins d'« objets » publics qu'autrefois pour agir: les villes ne se font plus seulement à coups de logement social, d'équipements publics et de grandes infrastructures. Les urbanistes doivent donc tenir beaucoup plus compte des logiques des producteurs d'espaces privés, pour les extensions comme pour les transformations urbaines. Ils essayent alors d'utiliser au mieux les instruments dont ils disposent, et en premier heu les espaces publics, définis d'abord comme les espaces produits par les pouvoirs publics. Ils n'hésitent parfois pas à affirmer qu'il faut « passer d'un urbanisme des pleins, à un urbanisme des vides », ce qui est peut-être aussi une manière de se rassurer quant à leur avenir professionnel. Toutefois, il est vrai qu'il leur faut développer de nouveaux concepts et outils plus adaptés au management public urbain.

La problématique des espaces publics résulte d'autre part d'une transformation des pratiques urbaines, et des usages et statuts des divers espaces métapolitains. Les notions de public et de privé se transforment, les partages spatiaux et juridiques se redéfinissent. Les distinctions établies public/privé, extérieur/ intérieur, collectif/individuel, communautaire/urbain, sont redéfinies par la désagrégation sociale et fonctionnelle des quartiers, le développement de nouvelles centralités, les nouvelles sociabilités plus fondées sur des affinités que sur des proximités physiques, l'intégration par l'habitat de fonctions autrefois extérieures, le développement de transports rapides, la quasi-généralisation de l'usage de l'automobile, les concessions plus nom-reuses des travaux et services publics, etc.

L'espace public : une notion recente et polysémique

Lorsqu'ils évoquent la vie familiale, la vie privée, l'intimité, - logement, les historiens des XVIIe, XVIIIe et XIXe ne leur opposent jamais une notion générique d'espace public, mais la rue, les places, les églises, les marchés, les foires, les fêtes, les manifestations. Les pères fondateurs de l'urbanisme n'utilisent plus cette notion. Haussmann, par exemple, évoque les voies, les voiries, les promenades; Unwin parle d'espaces libres; Sitte traite de systèmes, de places, de bâtiments, de fâçades, d'allées. La Charte d'Athènes évoque les « installations communautaires », les « surfaces vertes », les « lieux de délassenent ». Plus tard on parlera d'équipements collectifs ou publics, d'espaces de voisinage, d'espaces collectifs ou communautaires. Le terme d'espace public lui-même semble apparaître pour la première fois dans un document administratif en, 1977, dans le cadre d'une procédure d'intervention publique dans les quartiers anciens, regroupant dans une même catégorie les espaces verts, les rues piétonnes, les places, la mise en valeur du paysage urbain, le mobilier urbain. Mais il sera repris par la suite dans de nombreux documents et connaîtra un succès croissant. Le succès de cette notion a plusieurs expli, ~tÎons : une approche nouvelle de la ville existante, avec le passage de la rénovation à la réhabilitation et à la requalification ; la nécessité urbanistique et pratique de mettre en cause des découpages sectoriels et techniques; la volonté de l'État de contractualiser ses relations avec les villes dans un cadre global, et l'intérêt pour cela de produire une catégorie plus générale que les normes anciennes valables, équipements par équipements.

La notion d'espace public s'est répandue, tout en restant très floue, voire ambiguë. Comment faut-il en effet entendre « public » ?

D'un point de vue juridique ? Auquel cas la distinction public/privé n'est que très partiellement pertinente, car les espaces publics ne sont pas réductibles au « domaine public », c'est-à-dire à ce qui appartient à des collectivités publiques. Certains espaces de statut juridique privé sont de fait publics (des rues, des passages, des halls d'immeubles, les cafés, etc.) dans le sens que leur accès est à peu près libre à tous. Réciproquement de nombreux domaines publics ne sont pas accessibles à tous, ou bien sont appropriés de fait de façon privative (par exemple, les trottoirs occupés parles terrasses de cafés). Certes, l'indétermination des statuts de « propriété » tend à être moindre de nos jours qu'autrefois. Mais on constate toutefois une interpénétration croissante des statuts juridiques et des usages : les concessions de ZAC ou de services publics, par exemple, ou encore le « partenariat public-privé », contribuent dans une certaine mesure à déconnecter propriété privée et usage privatif, et propriété publique et usage public. Dans certains pays, ce sont aussi des morceaux entiers de la ville qui se privatisent: c'est le cas en Californie ou en Floride avec les « gate communities », villes privées, clôturées et gardées, ou les grandes résidences brésiliennes, ensembles de luxe intégrant tous les services et inaccessibles aux non-résidents. En France, la privatisation de la ville est plutôt le fait des centres commerciaux, espaces de plus en plus vastes et urbains, mais gérés et contrôlés de façon privative. De même, les gares de chemins de fer ou des compagnies de transports collectifs, dont les gares et les grandes stations d'interconnexion des lignes de métro, sont des espaces publics conçus et régis suivant les seules logiques d'entreprise.

Faut-il entendre « public » plus sociologiquement, dans le sens que prend progressivement ce mot à partir du XVIIIe siècle, distinguant ce qui est de l'ordre de la sphère privée, de la famille, qui est caché au regard et qui n'est pas d'un acces libre, de ce qui est visible, accessible et ouvert à tous ? Auquel cas, l'opposition public/privé recouvre largement l'opposition intérieur/extérieur, qui n'a cessé de s'affirmer depuis le XVIIIe siècle, accompagnant une profonde recomposition spatiale des activités. Une partie des usages « rentre » ainsi à f intérieur des maisons : usages sociaux des réceptions privées, internalisations de fonctions domestiques (lessive, toilette, cuisine, etc.). Mais d'autres pratiques sociales « sortent » de l'habitat et donnent naissance a des bâtiments et des lieux « publics » de type nouveau ou renouvelé: les palais de justice, les hôpitaux, les hôtels des finances, les écoles et les lycées, les préfectures et les mairies, les casernes.

Dans les logements, le couloir apparaît pour permettre l'acces à des pièces indépendantes (autrefois en enfilade) et garantir l'« intimité ». Dans les villes, les rues se transforment : des avenues, des boulevards, des trottoirs, des galeries et des passages couverts sont crées pour distribuer et desservir de façon nouvelle les activités commerciales et les services publics, pour organiser les différents usages des voiries.

Les espaces publics sont aussi les espaces du « visible », ce qui leur donne une certaine parenté avec les espaces du spectacle et plus particulièrement l'espace théâtral. C'est cette parenté que redécouvrent de nos jours architectes-urbanistes et analystes des sciences sociales. Mise en scène et scénographie deviennent des maîtres mots du design urbain, certains urbanistes attachés au XVIIIe siècle étant plus proches du théâtre classique (Bernard Huet, par exemple) alors que d'autres, qui intègrent pleinement le mouvement de l'automobile, sont plus proches du cinéma (Jean Nouvel, par exemple). Mais a la différence de la scène théâtrale ou cinématographique, l'espace public urbain n'est pas seulement « visible », c'est-à-dire regi par un « droit de regard » ; il est aussi accessible, donc régi par un « droit de visite ». Le caractère public d'un lieu dépend ainsi des pratiques qu'il peut accueillir, qu'il rend possibles ,.,oire qu'il favorise, des formes et des configurations spatiales et des statuts juridiques pouvant favoriser ou prohiber ces pratiques « publiques », car elles ont besoin tantôt de transparence, tantôt de caches. Ce sont aussi les « passants » qui, par leurs activités et leurs « interactions », dotent l'espace de son caractère public notamment par des « micro-pratiques » faites de mouvements, de jeux et de postures du corps, d'orientations du regard. De multiples situations de coprésence se construisent ainsi, qui comportent des « interactions non focalisées », relativement anonymes, mais qui sont aussi des formes d'échange, de coexistence active ou de menace. Quelques observateurs, campés sur certains concepts sociologiques, n'entr'aperçoivent pas toujours ces pratiques sociales, qui prennent place notamment dans les lieux publics de la ville moderne. Marc Augé a même qualifié de « non-lieux » les gares, les aéroports, les centres commerciaux, les haltes autoroutières, faisant preuve d'une myopie d'autant plus regrettable que cette notion est parfois récupérée ensuite par des architectes-urbanistes ayant en charge la conception d'« espaces publics ».

Les trois circonstances majeures de la vie métapolitaine : chez soi, au milieu des autres, entre nous

Les transformations métapolitaines continuent de faire évoluer les distinctions et relations public/privé, dégageant trois types principaux de circonstances sociospatiales : le « chezsoi », qui n'est pas seulement le logis, mais l'espace de pratiques sociales individuelles et collectives variées ; l'urbain, qui est le territoire des sociabilités externes, de chacun « au milieu des autres » ; et le communautaire, qui est l'espace-temps de « l'entre nous ».

L'individuation croissante nécessite une évolution de la conception du logement pour mieux permettre la vie individuelle en famille. En effet, la conjonction des fonctions nouvelles abritées par le logement (travail, loisirs), et d'une demande croissante « d'intimité » (de « privacy ») et de confort individuel, met progressivement en cause la conception de la cellule logement fondée sur une représentation traditionnelle du mode de vie familial. Ainsi la séparation jour-nuit, le vaste séjour, les chambres mono-fonctionnelles, la salle de bains strictement hygiéniste, exiguë et sans éclairage naturel, la cuisine laboratoire ouverte, ne correspondent plus nécessairement aux familles évoluant vers une communauté relativement large, partiellement flexible, laissant une grande autonomie à chaque individu au sein du groupe. On voit ainsi se renforcer la demande d'une pièce propre pour chaque membre du groupe familial, des chambres plus grandes qui ne soient plus seulement « à coucher » (si nécessaire, au détriment de la taille du sé our), des distributions différentes voire des accès multiples à l'extérieur.

La complexification de la vie métapolitaine rend par ailleurs difficile l'adéquation a priori des espaces à un nombre défini de pratiques individuelles ou collectives, et nécessite beaucoup plus de polyvalence et d'ouverture à des usages imprévus. La mobilité croissante et l'affaiblissement des relations sociales de proximité rendent aussi obsolètes une partie des espaces de voisinage et des équipements de quartiers. Les déplacements urbains deviennent moins réguliers, moins dépendants des relations domicile-travail. Le logement et la métapole se redistribuent les fonctions. Des activités autrefois extérieures au logement sont « domestiquées », c'est-à-dire rentrent dans l'habitat et sont éventuellement « domotisées » (« électronisées ») : la télévision a remplacé les soirées au café, le congélateur limite les rencontres avec les commerçants, le minitel transforme les services en téléservices, etc. D'autres activités externes se développent et engendrent mobilités et lieux nouveaux, ou récupèrent des lieux anciens, notamment dans la ville historique, pour les loisirs : le tourisme, les sports, la restauration, les festivals, etc.

Par ailleurs, les catégories juridiques publie/privé se redéfiaissent : les entreprises nationales et les services publics sont sommés de mieux intégrer la logique du management privé; les entreprises privées sont de plus en plus sollicitées pour assumer des fonctions collectives autrefois publiques ; le partenariat public/privé et l'économie mixte brouillent les cartes, tandis que le contentieux de l'urbanisme déborde sans cesse plus des tribunaux administratifs vers le pénal.

Dans ce contexte, il faut envisager de remettre en cause assez radicalement la conception des espaces publics voire les catégories usuellement encore employées. Considérant que bon nombre de fonctions rentrent dans les logements ou prennent une échelle métapolitaine, et que l'espace urbain est en quantité limitée, ne doit-on pas par exemple revoir à la baisse l'importance physique, structurelle et symbolique de toutes sortes de lieux auxquels on accorde encore souvent trop de place et d'attention : les paliers des immeubles, les halls d'entrées, les placettes, les squares, les rues de quartiers ? Trop souvent encore les urbanistes les surdimensionnent car ils conçoivent la ville sur un modèle hiérarchique qui irait du logement à l'agglomération, et programment des aménagements et des équipements pour chaque échelon. Combien de locaux destinés à des activités restent-ils désespérément vides, murés par des parpaings couverts de tags ? Combien de parcelles à l'abandon attendent pendant des années un petit équipement de quartier qui ne viendra probablement jamais ? En 1958, la « grille Dupont », archétype de cette approche hiérarchique, avait ainsi identifié quatre-vingt-cinq types d'équipements de « niveaux » croissants : du centre médical à l'hôpital public, en passant par le dispensaire de soins et le dispensaire de protection mater nelle, ou du jardin d'immeuble au grand parc boisé en passant par le jardin public et le parc urbain. Chaque équipement correspondait à une échelle urbaine : les quartiers résidentiels (deux cents à cinq cents logements), l'unité de voisinage (huit cents a mille deux cents logements), le quartier (mille cinq cents à deux mille cinq cents logements), l'arrondissement (trois mille à six mille logements), la ville ou la commune (ensemble d'au moins huit mille logements ou ensemble ayant l'autonomie communale). Cette grille partait probablement d'un bon sentiment puisqu'elle fixait le programme d'équipements de base pour les urbanisations nouvelles. Mais elle n'a pas été appliquée systématiquement et, quand elle l'a été, il s'est rapidement avéré qu'elle ne correspondait pas aux réalités économiques et sociales. Christopher Alexander a aussi mis en cause cette vision hiérarchique de la ville avec sa célèbre formule : « la ville n'est pas un arbre ». Pourtant on continue encore trop souvent de concevoir toute une cascade hiérarchique d'espaces et d'équipements qui ne correspondent plus aux pratiques de la majorité de la population. Certes, il reste des relations sociales de proximité, et des captifs du quartier et des relations de voisinage. Mais bien moins et bien autres que celles que supposent implicitement les architectes et les urbanistes, qui continuent de leur réserver une importance démesurée, reproduisant des images communautaires de plus en plus éloignées des sociabilités urbaines, concevant des micro-espaces publics ingérables, réservant des emplacements pour des commerces qui ne viendront jamais, mettant en scène des rues qui resteront desespérément de simples voies d'accès aux parkings des immeubles et des îlots qui ne pourront jamais être haussmanniens, tentant de retrouver la ville classique ou médiévale par incapacité à produire une ville contemporaine.

À l'inverse, ne doit-on pas accorder plus d'importance encore et plus de qualités aux lieux spécifiquement métapolitains, espaces des mobilités, des fonctionnalités multiples, des rencontres, de la centralité, de l'urbanité ? Car, si les relations de voisinage régressent, c'est en se déplaçant non seulement vers l'habitat, mais aussi vers la ville. Le développement des sociabilités et des pratiques « métapolitaines » est le corrélat de celui des pratiques à domicile : si les habitants des métapoles fréquentent de moins en moins dans leur quartier les cinémas, les commerces, les bains douches, les cafés « du coin », les squares, les églises ou les réunions de cellule, ils passent de plus en plus de temps dans les espaces affectés au transport et utilisent de plus en plus des lieux specifiquement métapolitains : les centres commerciaux intégres, les parcs, les grands équipements de loisirs, les « centres » d'affaires, les « zones » d'activités, les « pôles » scientifiques et techniques. Les concepteurs et les maîtres d'ouvrage urbains devraient accorder plus d'attention à tous ces espaces de la metapole, car ce sont ces lieux qu'il faut adapter, qualifier. On en est encore loin.

Quel décalage ainsi entre, d'une part le soin apporté à la conception de l'intérieur des bâtiments (habitat et bureaux) ou de l'espace attribué au voisinage, et d'autre part la médiocrité des espaces des transports et la fonctionnalité sommaire des espaces publics métapolitains ! Les transports collectifs parisiens l'illustrent caricaturalement : quelle distance entre la sophistication des techniques, le coût des matériels et des infrastructures, et le manque de place, de propreté, de confort, de lumière, d'informations... De même bon nombre des nouveaux quartiers d'affaires, aux immeubles luxueux, sont conçus pratiquement sans espaces publics, et composés de fragments bâtis isolés les uns des autres par les accès automobiles aux parcs de stationnement souterrains. Que de mépris aussi pour « l'habitant motorisé », qui passe d'une infrastructure routière étroitement fonctionnelle à des parkings inhospitaliers ; pour le piéton qui doit suivre de longs parcours imposés, garants seulement de sa sécurité vis-à-vis des automobiles! Il faut investir intellectuellement et matériellement dans la conception de ces espaces qui qualifient la vie métapolitaine. Il faut en faire des lieux « urbains » au double sens d'aimable, de confortable, et de propice à l'urbanité, c'est-à-dire à la coprésence d'individus et de groupes divers, et à l'exercice de fonctions différentes.

Reste une catégorie d'espaces, qui n'est ni celle de l'individuation (chez soi au domicile), ni celle de l'urbanité métapolitaine (au milieu des autres, dans les lieux publics) : les espaces communautaires de « l'entre nous ». Nous avons souligné précédemment que si la métapolisation tendait à réduire les relations communautaires, elle provoquait aussi parfois leur regain en les fondant sur d'autres liens que l'entreprise ou le voisinage, souvent liées à des phénomènes minoritaires ou à des activités très spécialisées : des loisirs particuliers, une même origine ethnique, une religion, etc. Ces pratiques nécessitent parfois des lieux spécifiques, notamment si l'on veut éviter qu'elles ne soient réprimées ou qu'à l'inverse elles ne soient facteurs d'exclusions et de conflits. Il importe alors de distinguer ces lieux communautaires de ceux des sociabilités métapolitaines, qui eux ne doivent pas être l'objet de l'appropriation exclusive par un groupe. Pourtant, il existe une certaine confusion en la matière, en particulier dans les quartiers sensibles, où l'on a parfois tendance à confondre espaces publics et espaces communautaires, au détriment de l'urbanité. Répondre à des besoins collectifs voire communautaires est une chose nécessaire, mais désenclaver ces quartiers, en faire des lieux urbains intégrés dans la métapole en est une autre.

Le confort et le plaisir urbains :

La ville de tous les sens et de tous les instants

La conception des villes a été longtemps dominée par un fonctionnalisme simpliste. Les urbanistes découvrent ou redé,:ouvrent maintenant, progressivement, d'autres dimensions, fonctionnelles, esthétiques, symboliques... Mais les valeurs du confort et du plaisir sont encore trop étrangères aux concepteurs comme aux maîtres d'ouvrage urbains, et les espaces publics sont loin de répondre, en la matière, au même niveau d'exigences que les espaces intérieurs : fonctionnels mais aussi commodes, ergonomiques et plaisants, adaptés et adaptables, performants et beaux, modernes et familiers... L'aspect visuel, l'esthétique et la mise en scène de la ville ont certes progressé, mais la qualité urbaine se réduit trop souvent à l'image, et 1´ouïe, par exemple, n'est prise en compte que de façon minimale, par la lutte contre les décibels. Pourtant la ville est un univers sensoriel diversifié, paysage sonore et olfactif, dont ie mobilier requiert un contact plaisant.

Aussi, alors que le développement des télécommunications confère une valeur supplémentaire au face-à-face, à la rencontre, au non-médiatique, à l'instantané, et qu'est démentie la perspective de ce monde dématérialisé et déréalisé qui fourvoie encore quelques architectes dans un projet de transparence totale, les concepteurs des espaces publics urbains doivent s 'attacher à imaginer et à réaliser une qualité urbaine réellement totale, c'est-à-dire une ville conçue pour tous les sens et tous les instants.

Un urbanisme surfonctionnel ?

Tout au long de ce chapitre nous avons tenté de mobiliser les connaissances des sciences sociales pour indiquer des pistes qui permettraient d'améliorer l'urbanisme, de mieux l'adapter aux dynamiques métapolitaines, à la complexification de la vie quotidienne urbaine comme à son individuation croissante. Ce faisant, nous avons semblé prendre nos distances par rapport à l'urbanisme moderne. Et pourtant, n'avons-nous pas reproduit en fait la démarche même de la modernité, celle qui introduit partout la réflexivité ? En effet, ce n'est pas la raison que nous avons mise en cause comme principe de l'urbanisme, mais une raison trop rudimentaire, qui considérait que l'on pouvait résoudre les problèmes compliqués de la ville en les simplifiant. L'urbanisme que nous avons esquissé est ainsi loin d'être postmoderne : il est bel et bien « surfonctionnel » et « surmodeme ». Ce qui n'exclut pas l'art urbain, mais ceci est une autre histoire ...